Jessie

Une réalité décevante


Mémoire, la suite ...

 

"Une réalité décevante

 

Ce qui est très agréable c’est de se balader dans certains quartiers à deux ; je dis bien à deux par ce que … De toute façon, même dans les quartiers animés c’est jamais marrant d’être une fille toute seule. On se fait emmerder tout le temps, à tous les coins de rue.*1

Elizabeth a 20 ans. Et la boucherie des poissons n’est rien comparée à ce qu’elle vie. Juste un mauvais souvenir. Elle ne veut pas grandir dans cette angoisse. Elle boit pour oublier. Oublier ces images qu’elle voit à la télé, sur internet, dans les magazines, dans la rue, partout. Oublier. Elle n’en peut plus de voir du sang, des mises en scène macabres, des enfants qui meurent, qui crèvent de faim, des femmes violées, torturées, vendues comme esclave, et pour couronner le tout les magazines qui transforment les femmes en objets décoratifs. Sans parler de ses études en journalisme qui n’arrangent rien. Non vraiment elle n’en peut plus. « L’homme est un loup pour l’homme » disait Hobbes mais l’homme est surtout un loup pour les femmes pense-t-elle. Elle en a assez de se faire embêter dans la rue par des idiots. Et lorsqu’elle en parle à un de ses amis il lui répond : « Ben qu’est ce tu veux, ce sont des mecs ! ». Alors Elizabeth ne veut plus voir ses amis qui sont encore plus stupides que les autres idiots. 

C'est seule qu’elle continue sa vie de parano. Elle a décidé de ne plus regarder la télévision, de ne plus manger, de ne plus penser, de ne plus lire, de ne plus rire, de ne plus rien faire. C’est ça vivre dans le dégout. 

Elle marche. Il est 7h30 du matin, jour de semaine, à Paris, métro Champs Elysées. C’est l’heure de pointe. (Elle ne ressemble à rien). Sa peau pâle fait ressortir ses cernes grisâtres, ses cheveux longs et gras tombent sur son visage. Autour d’elle, une foule de gens se bousculent, se croisent, ont les mêmes gestes automatiques et effrayants. Elizabeth descend immobile sur les escalators. Elle lève la tête. Un métro vient d’arriver, les portes s’ouvrent, les gens descendent et se dirigent tous vers la même sortie. Leurs regards sont vides. Le bruit de leurs pas résonnent en rythme. On dirait des robots. 

Elle se dépêche d’entrer dans le métro. N’osant plus regarder les gens, elle ferme les yeux un instant. C’est tant bien que mal qu’elle essaye d’arrêter de penser, de réfléchir, d’être angoissée. Mais rien n’y fait. Ce sentiment de vide l’insupporte mais lui semble familier. Ca y est, elle se souvient. C’était l’oeuvre Ghost de Kader Attia *2: elle se trouvait dans une immense salle, dans laquelle il y avait une centaine de moules de corps humains en feuilles d’aluminium, tous dans la même position, proche de celle du recueillement. De dos, ses formes ressemblaient à des femmes musulmanes voilées qui font leur prière. Ils étaient tous agenouillés, tête baissée. Il n’y avait aucun bruit. Tout lui paraissait réel, elle n’osait même pas avancer. Mais sa curiosité l’avait forcé à traverser la salle pour les voir de face. Elle voulait voir leurs visages, voir qui ils étaient. Tous étaient vides! Elle s’était posée la question du vide dans le vide. Il y avait une installation de corps vide dans un espace vide. Des formes humaines vides, simplement moulées dans de l’aluminium. Alors il aurait suffit qu’elle souffle dessus pour que tout s’évapore. L'oeuvre Ghost représentait-elle la fragilité de l’être humain ? Ils étaient présents et absents à la fois. Leurs visages n’existaient pas, comme pour marquer l’absence d’identité. Et tout ces gens dans le métro, aux regards vides, sans vies, comment en sont-ils arrivés à là ? Terminus. 

Les portes s’ouvrent. Elle descend du métro. A peine a-t-elle mis pied à terre qu’elle se fait bousculer par des gens venant de droite puis par ceux venant de gauche. Elle les regardent. Leurs gestes sont automatiques, leurs regards sont vides. Ils se suivent tous. Agissant par automatisme, ils ne sont pas libres. « Ce sont des prisonniers de la vie » pense-t-elle. Savent-ils au moins où ils vont, et dans quel but ?  

Arrivée à la sortie du métro, un homme, tout en passant à côté d’elle, lui chuchote un mot à l’oreille. A ce moment-là, les petites mains d’Elizabeth se crispent, sa mâchoire aussi, elle a envie de le buter. Son coeur bat vite, ses pas s’accélèrent, quelques larmes de colères dégoulinent sur sa peau fatiguée. Elle l’aurait bien déchiqueté comme Mary l’avait fait avec ces pauvres poissons ! Si elle ne craignait pas la prison, c’est à coup de couteau qu’elle lui aurait fait sa fête à ce gros con !

« Bouges de là ! » gueule un chauffard. Elle se trouve en plein milieu de la route, les voitures klaxonnent de partout. Elle cesse de fantasmer et rentre chez elle."

 

*1- Anne Cauquelin, La Ville la nuit, la politique éclatée, collection dirigée par Lucien Sfez, presse universitaire de France p.85. 

*2- Kader Attia, Ghost, 2007, feuilles d’aluminium compressées, ensemble de 102 sculptures réalisées par superposition de nombreuses, à l’occasion de l’exposition La Route de la Soie à la Saatchi Gallery, Lilles. 


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